Germain Hubert : Que représente votre choix de faire une œuvre affirmant l'importance essentielle du dessin ?
Béatrice Lacombe : Le dessin est pour moi la façon dont l'émotion se transcrit le plus directement. Je suis tout de suite en contact avec le support. Les moyens que j'utilise sont très simples : le crayon, le fusain. J'ai besoin de cette simplicité. Grâce à elle je me laisse entraîner dans un mouvement me permettant de travailler, puis à l'intérieur de celui-ci viennent la rigueur et les décisions qui sont prises à chaque étape. Il y a une sorte de va-et-vient perpétuel entre la tête et la main.
Germain Hubert : Avez-vous le sentiment qu'il y ait moins de présence du corps dans le dessin que dans la peinture ?
Béatrice Lacombe : Non. Quand je travaille la lumière d'un noir, quand je me sers du blanc comme "couleur" je suis peintre. Je m'engage physiquement quand je dessine. Je dessine et je fixe au fur et à mesure. Je travaille, avec les mains, dans le frais, dans le fusain qui, dilué, se rapproche de l'encre. J'ai besoin de ce contact direct qui me permet de faire corps avec le support.
En ce sens, j'ai envie de dire qu'en certaines occasions je me rapproche de la sculpture dans la façon que j'ai de travailler et surtout dans la recherche du volume qui m'importe beaucoup. C'est, je crois, perceptible dans les dessins de fruits d'érable où je donne un volume affirmé au centre du fruit et où, par ailleurs, je cherche une élévation.
Germain Hubert : Pourquoi ne faites-vous pas de peinture ou de sculpture ?
Béatrice Lacombe : Difficile à dire. J'ai le sentiment que j'y perdrais l'essentiel. Quand je regarde certaines œuvres d'artistes du passé, j'ai l'impression que leurs dessins recèlent, plus fondamentalement, le sens de leurs œuvres et, pour manier le paradoxe, que la part majeure de leur travail s'y trouve condensée. Je crois que le XX siècle a permis un engagement total dans le dessin. Le dessin n'est plus préparatoire à quoi que ce soit. Il "est" simplement.
Germain Hubert : Vous vous servez de la série, de la répétition pour créer de grands ensembles.
Béatrice Lacombe : Comment expliquez-vous cette recherche d'amplitude dans votre travail ?
Mettre en relation les différents dessins me permet de leur donner, à la fois, plus de présence individuelle et de les insérer dans un principe plus large, par la vision globale que je crée. J'essaie ainsi de me rapprocher d'un être et, en même temps, d'avoir une autre vision plus complexe, plus totalisante. Le regard, l'esprit sont entre ces deux visions, ils bougent de l'une à l'autre.
Souvent je me tourne vers le sol pour regarder des petites choses qu'on ne voit pas ou que l'on ne reconnait pas. Très vite elles deviennent un univers qui est le produit de ma subjectivité mais qui renvoie également à l'univers en son entier.
Germain Hubert : Vous dites que vous vous tournez souvent vers le sol ?
Béatrice Lacombe : Oui, si je regarde le travail que j'ai fait avec la vigne, le feuillage ou les homards, c'est toujours au sol que j'ai observé ces éléments. Après cela, sans doute je cherche une élévation par la manière dont j'installe les dessins où il y a l'expression d'une montée d'un désir de regarder plus haut sans que je sache expliquer pourquoi. Je ne sais jamais comment les choses évoluent.
Germain Hubert : Quel est le rapport que vous entretenez avec la nature ?
Béatrice Lacombe : Je sais que je n'ai jamais eu envie de dessiner des objets manufacturés. Il y a en eux quelque chose de trop écrit. Si je dessine des arbres ou des plantes, c'est que je peux m'y investir et les métamorphoser. Il y a assez d’ambiguïté, d'indétermination. Je me souviens quand j'ai commencé à travailler avoir voulu dessiner des verres. Très vite j'ai compris que cela ne m'intéressait pas, que ce qui retenait mon attention n'était pas l’élément mais ce qui venait après : le fait de voir mourir la plante et, malgré tout, la force demeurant dans la branche. J'ai besoin d'observer ce qui vient "après ce qui est manifeste, ce qui fait partie de ce temps où l'on jette les choses, où elles disparaissent, non par mélancolie mais pour y voir, au contraire, la force maintenue. Il y a une violence à contempler ces plantes qui perdent leurs pétales et qui, malgré leur destruction, gardent en elles leur énergie, leur incroyable vigueur. Il ne s'agit pas de deuil mais plutôt d'une mort qui s'inverse. Ce qui m'intéresse dans la mort est cet élan contraire qu'elle provoque. Je tiens ce fil.
Je sais que cela compose des séries, des suites aériennes qui mettent en jeu la présence du vide, le rythme, une forme de musicalité, de rapport au silence. Il y a ici le silence, la solitude et une nécessité de reconstruire complètement l'univers ou plutôt de le faire naître puis de le reconnaître comme sien.
C'est un espace en expansion qui m'intéresse. Je crois que j'observe essentiellement ce qui se constitue dans le silence.
Entretien réalisé par Germain Hubert lors de l’exposition Béatrice Lacombe Dessin Couleur - 2023 -